« Il n’y a pas de questions idiotes, ce sont souvent les réponses qui sont connes ». C’est ainsi que Sorj CHALANDON, reporter de guerre depuis 20 ans et écrivain français de 63 ans a débuté son entretien avec les quelques chanceux étudiants de BTS qui ont pu y assister.
La raison de ce rassemblement en petit comité ? La sortie de son nouveau roman, Profession du père, retraçant une enfance difficile, tourmentée par un père violent et mythomane ; et une envie de partager cette période de sa vie avec les jeunes générations.
Ce roman, l’auteur a longtemps hésité à l’écrire, « Je n’ai pas envie qu’il lise ce livre » explique-t-il en parlant de son paternel. Par peur d’être incompris par ce dernier, Sorj CHALANDON s’est finalement décidé à coucher ses sentiments sur papier le jour de sa mort. « J’avais envie d’écrire sur ce père dingue qui tenait sa famille comme une secte ». Mais toujours en prêtant sa mémoire, son passé à un personnage fictif, ici prénommé Emile. « J’ai envie de me mettre de côté, je n’ai pas envie d’être à poil » nous raconte-t-il. Cette manière d’écrire à la première personne, sans faire directement référence à lui-même, est donc une manière pour l’auteur de pouvoir enfin se libérer d’un tabou qui l’a détruit, sans pour autant se mettre complètement à découvert. « J’écris à l’os des mots. Je veux enlever l’enveloppe des mots, je ne veux plus qu’il y ait de gras ». De même, la possibilité d’écrire à la première personne est une faculté que lui offre le roman, qu’il n’avait pas dans le cadre de son devoir de journaliste. « Je me réapproprie les larmes, le désarroi devant un père fou, mais j’ai besoin de me cacher derrière un personnage, car c’est trop douloureux, difficile ». Pour illustrer ses propos, il emploie l’image du glaive et du bouclier. Sorj CHALANDON a dû s’isoler le temps d’écrire ce roman afin de faire revivre sa mémoire et de remettre en forme ses souvenirs qui venaient en éclat. En effet, selon lui, « les souvenirs que l’on rapporte sont souvent une déformation de la réalité », il les apparente à des sensations telles celles des coups physiques ou même à des délires. Mettre en commun sa mémoire avec celle de son frère pour la première fois de leur vie, le soir après l’enterrement de leur père, l’a également aidé à faire remonter à la conscience des bribes d’images, de sons, de saveurs dont il avait complètement omis l’existence. Il raconte, par exemple, que son frère et lui, ils avaient vécu dans la pauvreté et la famine permanente et, assis sur le lit dans leur chambre commune, se rappelaient souvent l’odeur, le goût du poulet et des épices. D’autres souvenirs, plus douloureux, très instables, émergent à la surface de la conscience du fait d’un seul regard, une odeur particulière. Des souvenirs accompagnés de sentiments refoulés par l’auteur, par refus qu’ils fassent partie de son identité. « A chaque fois qu’il passait le pas de ma chambre, il avait une autre profession » relate l’auteur. Un jour chanteur, l’autre jour parachutiste, son père se déclare conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958, année à laquelle il dit à son fils avoir été trahi par son meilleur ami, et lui annonce qu’il est désormais un espion chargé de l’assassinat de de Gaulle et, que lui-même, petit garçon de 13 ans, va l’aider dans cette mission spéciale. L’auteur n’avait pas le choix, il devait obéir. Qui plus est, il était fier de pouvoir accompagner son père dans cette tâche héroïque, car aussi effrayant que cela puisse paraître, l’auteur ne savait pas, par son jeune âge, discerner la vérité du mensonge. Mais un pistolet à 13 ans, « c’était drôlement lourd ». Sorj CHALANDON avait peur, et sa mère, battue par son père, fermait les yeux sur la réalité. A chaque fois que son avis sur la question était sollicité, elle répondait « Les histoires de politiques, c’est pour les hommes ». L’auteur vivait dans l’angoisse que son père la tue. Il avoue avoir ressenti un réel soulagement pour son frère et sa mère le jour de sa mort.
En écrivant ce roman, il réalise que la douleur réelle n’était pas d’avoir été battu par son père, mais d’avoir été élevé par un homme qui n’a pas laissé de trace, qui ne lui a pas donné la force de se battre. Cette force, il a dû en effet la trouver lui-même afin de survivre. Il s’est reconstruit à travers la mémoire, une mémoire qu’il a lui-même crée cette fois-ci. L’auteur a bâti un mur entre son passé et son présent, il a constitué ses propres souvenirs d’adulte, afin de devenir adulte. Il raconte en effet que la musique lui était interdite, et qu’il devait se cacher pour en écouter. A 16 ans, il est donc allé à un club de Jazz, et il est tombé amoureux de ce genre de musique, qu’il considère comme mélodie de souffrance. « Pourquoi ai-je raté ça ? » s’interroge-t-il. Il s’est donc autorisé à reprendre chaque chose que l’on lui avait interdite. Néanmoins, la mémoire infantile a laissé chez l’auteur un sentiment d’instabilité. Il se trouve incapable de vivre au présent, d’aimer l’instant présent. « Je rencontre une fille, je pense déjà à la rupture ». Confesse-t-il.
Aujourd’hui l’auteur est père de trois filles. Ayant connu lui-même le malheur, il ne leur veut que du bonheur. A la suite de la publication de Profession du Père, la mère de l’auteur a refusé de parler du livre, et son frère en a beaucoup ri. Sorj CHALANDON nous explique qu’à travers cet ouvrage, il cherche à susciter de la sidération chez ses lecteurs et non pas de la pitié. Il souhaite que ses propres souvenirs fassent écho à ceux des lecteurs. « Il y a plein de tiroirs différents dans ton livre, où les gens vont chercher un écho à leur propre douleur. Tu libères plein de choses dans plein de cœurs » lui dira une lectrice. Ce n’est pas la première fois qu’il publie un ouvrage aussi poignant. Mon traitre, pour lequel il a reçu le prix Joseph-Kessel en 2008 parle du conflit nord-irlandais et de Denis Donaldson, figure emblématique de l’IRA qui était également son meilleur ami et qui l’a trahi en travaillant secrètement pour le compte du gouvernement britannique alors qu’il luttait à ses côtés pour le mouvement républicain. Il a aussi écrit Le quatrième Mur qui revient sur le massacre de Sabra et Chatila qui eut lieu à Beyrouth en 1982 Mémoire douloureuse, oui.
L’écriture comme thérapie ? De même. Des œuvres chocs qui ne vous laisseront pas insensibles, à l’image de leur auteur à la fois cash, passionnant et tellement touchant.