On entend souvent parler de Devoir de Mémoire. Celui-ci peut prendre des formes diverses : célébration, monument, écrit, œuvre d’art…
Rares sont ceux qui ont pu l’incarner aussi bien que Jan Karski qui a fait de sa vie un devoir de mémoire car il n’a cessé de témoigner pour amener les différentes nations à prendre conscience du sort ignoble réservé aux Juifs, en particulier à ceux enfermés dans le ghetto de Varsovie pendant la seconde guerre mondiale. Et son combat ne s’est pas arrêté avec la fin des hostilités, au contraire, l’homme a continué, à travers son métier d’enseignant mais aussi par des interviews et écrits, la mission qui lui avait été donnée et qu’il avait fait sienne.
C’est donc l’histoire remarquable de cet homme d’exception que nous donne à découvrir ce livre de Yannick Haenel. Jan Karski fut un des piliers de la résistance polonaise. Très tôt fait prisonnier dans un camp russe puis un allemand, il s’échappe dans le dessein de participer à la lutte clandestine interne à la Pologne. Il va devenir le courrier de l’Armia Krajowa. C’est lui qui aura la charge de transmettre les messages entre le réseau de résistance resté en Pologne et le gouvernement parti en exil en France. Son action va s’étendre aux liaisons avec les autres pays de la zone alliée. Surtout, suite à sa visite au Ghetto de Varsovie organisée par deux dignitaires juifs, il va devenir le porte-parole de la souffrance vécue par les Juifs afin d’alerter le monde sur ce massacre, cet anéantissement d’un peuple programmée par les nazis.
J’ai été emporté par ce récit passionnant. D’abord il nous raconte un destin extraordinaire, celui d’un homme alliant le courage, la témérité et l’intelligence. Un homme chanceux aussi comme il le dit lui-même qui n’a cessé de jouer au chat et à la souris avec la mort. Ensuite la construction du récit est très originale. Il se présente sous la forme de trois chapitres.
Le premier reprend une interview réalisée par Claude Lanzmann qui constitue un passage du film Shoah. Au cours de celui-ci Jan Karski évoque sa double visite du ghetto de Varsovie et Yannick Haenel met l’accent sur la difficulté à se souvenir. J’ai été captivé par l’analyse minutieuse qu’il fait des gestes, des silences, des regards de l’intéressé qui trahissaient sa difficulté, sa souffrance, et même parfois son incapacité à se souvenir tellement l’exercice lui est douloureux.
Le second chapitre reprend des parties du livre que JAN KARSKI a écrit lui-même en 1944 : Story of a secret state. Il retrace la vie de ce dernier durant la seconde guerre mondiale, et là, j’ai été incapable d’interrompre ma lecture, les péripéties romanesques s’enchainent et font la part belle au suspens. On reste sidéré de découvrir un tel destin, admiratif devant cette bravoure et ce sens du devoir.
Quant au troisième et dernier chapitre il n’est d’après Yannick Haenel que le fruit de son imagination et décrit la vie d’après-guerre de JAN KARSKI qui se passe aux Etats-Unis.
Fiction, interprétation et réalité se mêlent donc tout au long de ce livre et c’est cet aspect aussi qui m’a fait réfléchir. En effet, ce récit soulève des interrogations concernant la transmission d’un message et sa fiabilité. Comment rapporter des faits vus ou simplement entendus ou lus le plus fidèlement possible, sans trahir le commanditaire initial ? La forme narrative choisie avec le détour par la fiction en dernière partie met l’accent sur la part d’imaginaire que comporte toute médiation et la polémique qui a fait suite au livre conforte cette idée. Jusqu’où peut aller la liberté littéraire et quel est son impact sur le devoir de mémoire ?
Un livre fort, marquant qui, pour moi, fait œuvre de mémoire.